(c) aƒ.

❖ prolegomena ❖

Червен   диамант


Le cliquetis des couteaux et fourchettes, mêlé au bourdonnement des murmures créaient une agréable musique. Etait fini le temps des cris pour le pain noir et le bouillon maigre. Moscou, en l’espace de quelques mois, semblait être passé du noir et blanc à la couleur. A moins que ce soit le printemps, son ciel fort bleu et son soleil revigorant qui donnait l’impression d’un renouveau. Les arbres se couvraient de feuilles d’un vert tendre et partout écloraient des pâquerettes. On quittait les manteaux de fourrure, les bottes de feutre pour la légèreté des soies et crêpes. A chaque carrefour on croisait de parfaites créatures, perchées sur des stilettos et cachant leurs cheveux d’un foulard chanel. Dans leur sillon un parfum européen. La capitale russe s’était jetée toute entière dans la richesse capitaliste – on ne pouvait plus même distinguer les prostituées des millionnaires. Tant de changements ! Il y a peu encore, la prostitution était vue comme une activité immonde, que ceux qui la pratiquaient cachaient dans les recoins les plus sombres de Moscou. A présent, on trouvait des putains au centre même de la Place Rouge ! Quant aux hommes ils semblaient de plus en plus gros, croissant en rythme avec leurs montres, bagues et chaînes d’or. On fumait des cigares, on conduisait des Mercedes blindées. Contre le mur des maisons, à intervalles régulières, un miséreux vous réclamait les restes de vos banquets.

Prokhor finit par de nouveau tourner son regard ennuyé vers le couple de policiers qui lui faisaient face. Celui de droite, qui avait entièrement fini son plat, lorgnait sur celui de son camarade, qui peinait à finir son bastourma. Le riche slave avait d’abord pensé que l’inspecteur n’aimait pas la cuisine géorgienne, mais le second l’avait vite rassuré, après avoir croisé son regard embêté. « Yuri a un petit appétit », avait prononcé d’un ton léger le dénommé Feofan. « Sauf pour les pielmeni. » « Un vrai russe ! » avait alors poursuivi Prokhor, qui avait gardé l’amour des rapports simples entre êtres humains, malgré sa toute nouvelle richesse. L’ambiance s’était aussi fortement détendue depuis que la bouteille d’ojdaléchi de premier choix s’était vidée de moitié. Il avait bien fallut cela pour décoincer les deux représentants de l’ordre, qui avaient eu l’horreur d’annoncer à Prokhor qu’ils lui seraient inutiles. L’unité moscovite contre le crime organisé, dont ils faisaient partie, était trop débordée pour se préoccuper de simples menaces. Il fallait, pour les intéresser, que le sang coule et que la poudre explose. C’était un choix, une ligne directrice à laquelle ils ne pouvaient déroger même pour des individus comme Prokhor. Les tentatives d’extorsions étaient si courantes en ce moment et accepter de s’occuper d’une serait devoir s’occuper de toutes les autres, par notion d’égalité. Les forces de l’ordre, en cette période chaotique faisaient ce qu’elles pouvaient pour continuer d’arborer leur fier visage d’autrefois (si craint !). Hélas, malgré leurs efforts, leur réputation semblait fondre comme la cire d’un cierge. Yuri, fataliste, disait souvent qu’il ne restait plus qu’à prier. Dieu ou Diable qu’importe, de toute façon aucun n’existe.

Prokhor eut un haussement d’épaule, son instinct lui disant qu’il trouverait une situation raisonnable pour échapper au racket qu’on voulait lui faire subir. Il s’en sortait toujours. Sa chance était incroyable. Il sortit un cigare cubain de la poche intérieure de sa veste, le huma et l’alluma. L’inattendue chute de l’empire soviétique avait été l’ouverture à une seconde conquête de l’ouest. Mais cette fois-ci cela se passait à l’est, de la pointe de la Sibérie au Caucase. De l’argent, des coups de feu. Des escroqueries, du pétrole, des diamants, du gaz, du caviar… Les plus rusés pillèrent l’Etat et ses ressortissants pour ensuite placer leur larcin à l’abri. Costa Rica, Bermudes, Malaisie. L’oligarque s’étonnait de la vitesse à laquelle tout s’était enchaîné. Il s’étonnait de la vitesse à laquelle il avait su profiter de ce qui l’entourait. Cela débuta avec l’accord même du gouvernement, quand ce dernier autorisa la création d’entreprises privées (quoiqu’on disait, à l’époque, coopérative pour cacher la nature réelle de la chose) sur le sol russe, en 1988. Ainsi, Prokhor créa une banque à l’aide de deux autres âmes intéressées. Cela lui donna des fonds pour, plus tard, diversifier ses activités en rachetant à un prix bas de grandes exploitations minières. Prokhor avait toujours ri de la gaucherie du gouvernement à la chute de l’URSS – furent maintenu à un prix quarante fois inférieur au cours mondial les richesses naturelles de la Russie (exemple du gaz et des diamants) alors qu’on libéra le prix des denrées alimentaires et du loyer, les faisant monter en flèche. De là vient la si grande différence entre la majorité miséreuse et la minorité luxueuse. L’Etat, qui avait dit protéger son peuple, l’avait trahi. Il s’autodétruisit, même. Lors de l’union soviétique, c’était le ministère du commerce extérieur qui s’occupait des négociations entre les entreprises du sol russe et ses jumelles étrangères. Et toujours l’Etat empochait la différence du prix entre la sortie de l’usine et le prix auquel le produit était vendu, permettant de gonfler un peu les maigres caisses de l’union. Ce fut des gens comme Prokhor qui prirent le relais, en revendant dix fois plus cher ce qu’ils récoltaient. Sans que l’Etat ne touche quoi que ce soit dessus (pas même des impôts. C’est presqu’une institution en Russie que de ne pas payer ses impôts, qu’on soit pauvre ou riche).

Cela n’était que du passé, et le parvenu désirait prolonger ce passé, ce présent à un futur, long et encore plus somptueux. Mais pour cela, Prokhor devait survivre à ces temps incertains. Avec l’aigreur qui le caractérisait, Yuri se leva et baragouina que leur pause déjeuner était déjà finie depuis sept minutes. A sa suite, Feofan se redressa, salua d’une courbette celui qui les avait gracieusement invité à partager son repas. Il s’excusa une dernière fois du peu d’aide qu’il pouvait donner à Prokhor, se lamentant sur la difficulté des temps présents et le manque de bras policiers pour prendre en charge correctement chaque citoyen russe. Prokhor ne prit pas la peine de se lever de sa chaise, mais d’un sourire leur dit qu’il était compréhensif. Un fait raisonna dans le cerveau inventif de l’homme. Si les moyens légaux ne pouvaient subvenir à ses besoins, toujours restait les illégaux. Ce ne serait pas d’ailleurs la première fois que Prokhor ferait appel à quelques méthodes peu scrupuleuses. La Russie n’est pas connue pour son amour des lois.

A peine les deux policiers lui avaient tourné le dos, qu’une main osa tapoter sur son épaule. Qui donc se permettait d’ainsi attirer son attention ? Surpris, Prokhor tourna son cou gras vers la table à sa gauche. Un homme d’une trentaine d’années au fort accent campagnard lui souriait de façon avenante. La plupart de ses dents étaient fausses mais son costume trois pièces était impeccable – du coupé sur mesure, sans aucun doute. Son visage rond, la forme de ses yeux, de son nez en disait long sur ses origines. Un russe, dont la famille certainement n’avait pas quitté ses terres de la toundra depuis le premier tsar. Ses joues étaient ravagées de cratères hérités d’une adolescente ingrate, ses mains aux ongles propres avaient la forte poigne des fermiers. Prokhor avait inconsciemment fait attention à cet étrange être tout le long de son repas. L’inconnu n’avait commandé que des plats sans viande. Quant à la bouteille de vodka ambrée posée sur la table, il n’y avait pas goûté – seul son voisin s’en était servi quelques verres. Un enfant de dix ans, une cigarette entre les lèvres. Cela ne choqua pas Prokhor – ce n’était pas encore la période de l’interdiction de fumer dans les lieux publics et beaucoup de russes commençaient à crapoter dans le ventre cancérigènes de leurs mères. Le tout jeune parlait rarement, mais son timbre de voix était autoritaire. De petites lunettes rondes sur son fin nez lui permettaient de lire les colonnes du journal économique qui gisait dans ses mains. Comprenait-il quelque chose à toutes ces courbes et devises ? Cousu sur sa veste, on reconnaissait le blason d’une grande école privée de Moscou. Cela devait être un bagarreur ; un pansement recouvrait son nez cassé et un cocard l’empêchait d’ouvrir entièrement son œil droit. A son doigt, une bague de femme ornée d’un diamant rouge. L’adulte inconnu se racla la gorge et, d’une voix basse mais sûre, dit à Prokhor qu’il y avait des alternatives à la police. UC