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2 FEVRIER 2003, ODESSA, UKRAINE

« Nous avons fait tous les examens possibles, il n'y a aucune lésion physique qui explique son mutisme... »

Pourquoi ne pouvaient-ils pas comprendre qu'elle n'avait, tout simplement, aucune envie de parler ? Ils voulaient tous tellement qu'elle dise qui elle était, ce qui lui était arrivé, si elle allait bien qu'ils la rendaient malade. Elle avait essayé de s'échapper de l'hôpital mais ils l'avaient retrouvée et elle avait passé deux jours avec les poignets attachés au lit, histoire de la dissuader de recommencer. Tout le monde était bien embêté par cette gamine anonyme, qui ne parlait pas et passait ses journées à fixer un point lointain, dans le vide, d'un air absent. Quelqu'un avait émis l'hypothèse qu'elle était retardée, d'autres qu'on l'avait abandonnée... Rien de tout cela n'était vrai. Celle que, faute de nom, ils avaient surnommée Nina, parce que c'était le nom sur le calendrier, le jour où on l'avait retrouvée, s'appelait en fait Iadviga Mendel. Et si elle se taisait, c'est parce qu'elle était effrayée. Un instinct en elle lui soufflait que, si elle racontait tout, quelque chose de terrible pourrait arriver. Alors, elle était bien décidée à garder ce secret enfoui au plus profond de son être.

Si Iadia avait dû parler de ses parents, elle aurait dit qu'ils étaient tous les deux sans histoire. Son père s'appelait Ratmir Mendel, la quarantaine bien entamée, il était marin-pêcheur et s'absentait parfois de longues semaines, laissant seules celles qu'il appelait « les deux femmes de sa vie ». Sa mère, Lisa, était d'origine américaine et travaillait comme institutrice dans une école primaire de la ville d'Odessa. Des gens simples, une vie sans histoire : vraiment, ça ne collait pas. Si elle savait comme elle se trompait, toutefois. Il y avait bien des moments, qu'elle avait choisis alors d'oublier, qui auraient pu lui mettre la puce à l'oreille : sa mère qui lui apprenait à se cacher ou lui montrait régulièrement ce qu'elle appelait « les sorties de secours », son père qui manipulait devant elle puis la faisait manipuler des armes à feu, leur mine déconfite quand quelqu'un frappait à la porte ou encore, la façon qu'ils avaient de toujours regarder par-dessus leur épaule... Mais elle s'était persuadée et se persuaderait que leur attitude était normale parce que, plus que tout, elle voulait voir ses parents comme des gens normaux.

Cela faisait à présent une semaine que ça s'était passé. Ils habitaient une petite maison isolée à Velykyi Dal'nyk, à côté d'Odessa, en Ukraine. Il devait être minuit quand Lisa avait tiré sa fille du lit puis qu'elles avaient couru jusqu'à un placard qui abritait, justement, un des sorties de secours de la maison. Elle lui donna quelque chose puis lui souffla de courir jusqu'à la mairie où ils viendraient la chercher plus tard. Iadia savait qu'elle devait obéir et pourtant, elle resta immobile quand sa mère ferma la porte sur elle. Elle entendit les voix pressées de ses parents qui se parlaient dans une langue qu'elle ne connaissait pas. Puis un grand bruit les interrompit, Iadviga entendit des pas, les voix d'au moins trois hommes, des sons confus, étouffés et enfin, un coup de feu immédiatement suivi par un cri. Son père. La jeune fille dut mettre la main sur sa bouche pour ne pas l'imiter. Elle réalisa la seconde d'après qu'elle avait poussé légèrement la porte, l'entrouvrant de quelques centimètres à peine. Incapable de bouger, elle pria pendant de longues secondes que personne ne l'ait remarqué. Mais la conversation se poursuivit et ce fut très vite au tour de sa mère de commencer à crier. Elle aurait dû partir, mettre le plus de distance possible entre elle et ce qu'il se passait - au lieu de cela, elle se pencha légèrement, suffisamment pour pouvoir voir tout ce qu'il se passait à travers l'interstice. Dans le salon, ses parents étaient ligotés chacun sur une chaise - la jambe de son père était en sang, les yeux de sa mère plein de larmes. Elle assista à toute la scène : le sang, les coups, les cris de douleur, les mots incompréhensibles hurlés, soufflés. Pendant de longues minutes, des heures certainement, ils les interrogèrent, l'un après l'autre et vice-versa, s'amusant à faire souffrir celui qui ne l'était pas. L'homme qui semblait commander dut finalement avoir récupéré ce qu'il voulait - ou alors, il avait abandonné - puisqu'il sortit après un moment un revolver, le canon posé sur le front de Lisa, il tira. Iadviga revint alors à elle, son cri fut étouffé par les mains plaquées sur sa bouche pendant tout ce temps. Ses pensées se mirent à virevolter. Pour la première fois, elle remarqua que sa mère lui avait donné une arme à feu ; elle se vit alors sortir de sa cachette et faire la peau à l'homme qui venait de tuer sa mère. Mais elle était censée être partie depuis longtemps déjà, se trouver à l'abri... Et puis, surtout, ses mains tremblaient trop pour qu'elle puisse appuyer sur la détente. Un nouveau coup de feu la fit sursauter puis elle entendit des bruits de pas qui se répandaient dans les différentes pièces de la maison. Elle n'osait pas imaginer ce qu'ils lui feraient subir s'ils la trouvaient. Alors, elle laissa la peur (et la raison, certainement) la guider et appuya sur le font du placard pour se précipiter dans le tunnel qui lui permit de rejoindre la sortie. Une fois à l'air libre, elle courut aussi vite qu'elle le put. Elle connaissait l'itinéraire par cœur et se retrouva bien vite à la mairie. Sauf qu'elle ne savait plus quoi faire : personne ne viendrait la chercher. A moins, bien sûr, que ces hommes la retrouvent. Finalement, quelqu'un appela la police et, comme elle ne disait rien, ce fut à l'hôpital le plus proche qu'elle atterrit.

15 SEPTEMBRE 2009, MANHATTAN, NEW YORK CITY, ETATS-UNIS

Comme personne n'était jamais venu la réclamer, ce fut finalement à l'orphelinat que Iadviga, ou plutôt Nina, fut confiée. Elle y vécut presque quatre ans sans que personne ne vienne lui demander quoi que ce soit. Elle ne s'entendait pas tellement avec les autres enfants, notamment parce qu'elle ne leur parlait jamais. Résultat : elle se bagarrait souvent avec eux. Après une énième fugue, un type vint la chercher. Il la nourrit, lui donna une chambre et lui expliqua qu'elle allait travailler pour lui. Elle commençait presque à l'apprécier quand ils montèrent à Kiev où, là, elle ne fut plus qu'une fille parmi d'autres. Son silence, son regard méfiant et sa tentative d'évasion déplurent fortement - elle fut enfermée, battue plusieurs fois avant de laisser tomber toute forme de résistance. Quelque part au milieu de tout ça, on commença à la droguer, histoire qu'elle soit docile et obéissante, et à la faire coucher avec des hommes. Après quelques semaines à ce rythme, on l'envoya avec d'autres filles dans un autre endroit puis à l'aéroport, puis dans une grande maison. On lui dit qu'elle était à New York et qu'elle travaillerait ici. Iadia a eu de la chance, quelque part, puisqu'elle ne se retrouva pas à faire les trottoirs comme une bonne partie des filles qu'ils avaient pu trouver ou acheter. Non, elle, elle avait la chance de pouvoir plaire à une clientèle plus aisée, plus select. Alors, on la drogua moins, on prit soin d'elle, on l'habilla bien, on lui demanda de sourire et on lui apprit les rudiments d'anglais. A Manhattan, elle ne s'appelait plus Nina, encore moins Iadviga mais Irina. Après quelques semaines, elle eut son premier client. Depuis, elle n'avait pas arrêté : des hommes politiques, des sportifs professionnels, des fils à papa, des traders... elle voyait de tout. Parce que, ce qu'ils préféraient chez elle, c'était qu'elle se taisait : on pouvait lui confier n'importe quel secret avec l'assurance qu'il ne franchirait jamais ses lèvres.

Il devait être vingt-trois heures quand elle se rendit dans cet immeuble. Elle était déjà venue plusieurs fois chez cet homme : il n'était pas fondamentalement mauvais, n'avait pas non plus de déviances bizarres. Quand elle arriva, il lui servit un verre, ils prirent un rail puis il commença à la déshabiller. Pendant l'acte, une femme débarqua, se mit à hurler et jeter tout ce qui lui passait sous la main. L'homme lui courut après alors que Iadia planait encore à moitié. Alors qu'ils se disputaient, l'Ukrainienne rassembla ses vêtements pour se rhabiller. Soudain, le silence se fit, l'homme revint, les mains en sang, complètement paniqué. Elle comprit qu'il avait sûrement tué sa femme et ne fut guère surprise de voir le corps de celle-ci au milieu du salon. Elle revint aussitôt sur terre et désigna le téléphone pour qu'il appelle les secours. Il secoua la tête, se mit à parler à toute vitesse, perdant totalement Iadviga. Après un moment, elle réalisa qu'il voulait se débarrasser du corps et, surtout, qu'elle l'aide à le faire. Elle paniqua, essaya de s'enfuir, il la rattrapa, la frappa et, certainement, la menaça. Finalement, elle l'aida à couvrir le corps, conduisit sa voiture où il lui demanda d'aller, et enfin, c'est ensemble qu'ils jetèrent dans la baie le cadavre de la femme. Iadia aurait certainement dû aller voir la police mais elle devinait parfaitement ce qui se passerait alors. Elle n'était pas ici légalement, quand bien même elle disposait de plein de papiers prouvant le contraire. A coup sûr, on la renverrait en Ukraine. Ou pire : en prison. Au fond, ça revenait au même. Alors, elle garda cet énième secret pour elle.

24 DECEMBRE 2011, MOSCOU, RUSSIE

Cela faisait presque six mois qu'elle travaillait pour le SVR. Cela faisait bien trop longtemps qu'elle avait perdu l'objectif qu'elle s'était fixé de vue : venger ses parents. Et les services secrets russes lui avaient promis de l'aider. Elle se montrait donc obéissante et assidue dans l'espoir de leur plaire suffisamment pour qu'ils lui révèlent les secrets tant promis. Quelque part, le SVR alimentait la rage au fond d'elle plutôt que de tenter de l'apaiser et ça lui allait très bien. On lui apprit à se battre, tirer, poser des explosifs, tuer, torturer. Bref, un parfait soldat prêt à tout pour leur plaire et qui pouvait disparaître sans manquer à personne.

La veille, on l'avait convoquée dans un bureau. Une femme lui signifia que sa formation était terminée, puis lui donna ce qu'elle appelait le test final, sa première mission. On lui communiqua les informations sur un homme qu'elle devait abattre, le lendemain à 17 heures précises. Elle sourit brièvement avant de sortir du bureau : elle venait de franchir une nouvelle étape et, si tout se passait bien demain, les autres suivraient.

Le 24 décembre, à 16h58, elle descendit de voiture, arme à la ceinture. Tout était réglé au millimètre : ce n'était, après tout, que sa première mission. Cent mètres plus loin, elle croisa l'homme en question, téléphone à la main, dégaina son arme, l'abattit d'un tir en pleine tête puis s'enfuit jusqu'au point de rendez-vous. Elle n'avait pas hésité une seconde et sa détermination plut au SVR.