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1. La fuite


Je suis né pendant l'automne 1975, dans la capitale nord-coréenne. Je pense maintenant que j'étais un des garçons les moins à plaindre du pays ; mon père était le garde du corps personnel de Kim Il-Sung, alors dirigeant de la Corée du Nord. Pour cela, l'Etat nous accordait des choses essentielles : la sécurité et l'argent, ainsi que la gloire de la famille. J'avais même eu une fois le privilège de rencontrer Kim Il-Sung en personne, qui était pour nous comme un Dieu vivant, comme celui qui avait tous les droits. Ma mère était évidemment au foyer, et j'étais l'aîné de triplées, ainsi que d'un frère à la santé plus que défaillante. C'étaient des professeurs particuliers qui s'occupaient de notre instruction, qui était de la meilleure qualité possible. Aussi, notre père insistait pour que l'on nous apprenne à nous battre, même les filles (mais c'était une chose qui restait secrète en dehors de la maison). Chacun avait développé une spécialité au combat. La mienne, c'était celle du tir. J'étais l'enfant le plus remuant de la maison et pourtant, dès qu'on me glissait uner arme dans la main, tout laissait place à la concentration. J'en étais passionné (tout comme maintenant), délaissant presque mes autres disciplines de combat. C'était une belle enfance : nous ne manquions de rien, nous avions une mère aimante, bien que notre père était souvent absent, et nous avions notre petite réputation auprès des autres enfants du quartier. Le monde me semblait beau. Une cage dorée.
Et un jour, alors que j'entamais mon quinzième hiver, notre vie bascula. Nous étions en train de dîner en famille ; seul notre père était en mission, comme toujours. Nous ne suivions même plus ses déplacements ; il pouvait être dans la ville comme à l'autre bout du monde, quelque part dans ce monde inconnu qu'était l'Europe, ou autre part en Asie... peu importait : l'essentiel était qu'il devait revenir le jour suivant. Hyo-In, l'une de mes soeurs, était en train de raconter comment elle avait rabattu le caquet à cet imbécile de Jong-Min, un gosse qui ne cessait jamais d'embêter les filles. Mais soudain, le téléphone sonna et coupa court à son récit. Ma mère alla répondre, et blêmit dans la seconde qui suivit. Ce fut l'élément déclencheur. Elle ne raccrocha même pas, paralysée. "Que se passe-t-il ?" demandions-nous, tous inquiets. Nous avions posé nos baguettes. Elle nous regarda, reprit vie, et nous ordonna à tous de partir nous habiller, et vite. Elle se précipita dans le fond du salon et souleva une latte du plancher, puis en sortit un sac massif qu'elle lanca sur son dos. En quelques secondes, nous étions prêts à partir, nos lèvres brûlantes de questions mais glacées par l'effroi.
Je me souviens de nos jambes endolories tellement nous traversions vite nos quartiers, à toutes jambes. Comment notre mère arrivait à rester en tête du groupe alors qu'elle avait un sac à dos et notre frère dans ses bras, car il ne pouvait pas courir plus de 20 mètres sans tomber. Comment nos gorges étaient sèches et brûlantes dans le froid de l'hiver. L'électricité venait d'être rompue à travers toute la capitale, et nous arrivions dans les quartiers pauvres : un monde dont nous ignirions l'existence jusqu'à maintenant. Il était sans dessus-dessous, tout le monde courait à corps perdu en direction des camions chargés de monde qui commençaient à sortir de la ville. Ma mère montra un papier carré à l'un de ces camions, et il s'arrêta pour nous prendre tous, rejetant d'autres personnes pour faire de la place. Et nous étions partis pour la campagne... en direction de la frontière. Ce qu'aucun de nous, ma fratrie et moi, ne savions. La traversée en camion avait été une partie de plaisir dans notre fuite : quelques heures plus tard, nous avions dû nous enfouir dans la forêt et marcher. Nous étions affamés et fatigués, nous avions froid. Pour nous qui n'avions jamais connu le manque, c'était tout simplement une torture ; nous étions plus résistants physiquement que les pauvres qui nous accompagnaient, mais nous étions les seuls à sembler ne pas tenir le coup. Nos pas étaient alourdis par la neige, et nous ne savions pas où nous allions, pourquoi nous avions quitté notre maison, pourquoi nous étions comme des fugitifs ennemis de l'Etat alors que nous n'avions rien fait. Notre mère ne répondait à aucune de nos questions. Elle ne faisait que de répéter que cela s'arrangerait. Nous l'espérions aussi.

2. Le recrutement


C'est à mon arrivée en Chine que les langues se sont déliées parmi mes compagnons. Enfin, ceux qui avaient survécu : deux personnes. Nous parlions de nous, racontions nos vies en Corée du Nord, mais nous évitions d'aborder le sujet de notre échappée. Quant à moi, je parlais rarement. J'écoutais rarement, aussi. Ayant perdu ma famille et tout ce à quoi je croyais, la vie avait semblé m'emporter. J'étais un automate, alors je me laissais guider par eux ; je ne sais toujours pas si je devrais leur être reconnaissants ou non. Quand je me jetai à l'eau et que je leur parlai de la fuite, ils me révélèrent qu'on leur avait juste dit que ces camions les emmènerait où il y aurait de quoi manger, et que quelqu'un de très haut placé se chargeait de ça. Personne n'y croyait, jusqu'à ce que ceux-ci arrivent en réalité jusque dans leurs rues. Mais personne ne savait que cela signifiait fuir le pays. Pour ma part, je pense maintenant que mon père était impliqué mais que cela avait mal tourné pour lui. Et que ma mère était au courant. Le fait est que je n'en serai jamais très sûr. Quoiqu'il en soit, nous nous sommes retrouvés à trois dans la campagne chinoise, ne parlant pas un mot de la langue, ne connaissant rien du monde extérieur. Nous marchions au hasard en nous nourrisant de tout ce que nous pouvions. Nous avions pris les habits de personnes qui étaient mortes avec nous : je portais le manteau et le sac de ma mère, duquel toutes les provisions avaient été englouties par nous.
Quatre jours plus tard, nous étions arrivés dans une grande ville du pays, où des gens nous avaient pris en charge. Ils nous avaient emmenés jusqu'à Beijing, où nous avions pris le bateau pour arriver en Corée du Sud. Pour moi, on ne m'expliqua pas tout de suite la situation de la Corée du Nord vue par le monde : j'étais trop fragile. On me présenta à d'autres réfugiés nord-coréens, et je me remis doucement de ce traumatisme. Puis pendant trois ans, on me prépara doucement à l'intégration dans la vie sud-coréenne. Ensuite, je commencai à prendre contact avec des gens de mon âge, je fis le deuil de ma famille et de toutes mes convictions ; je commencai une nouvelle vie. Mais je ne revis jamais mes deux compagnons. Pour notre sécurité à tous.
Au bout d'un an après mon "intégration", à mes 19 ans, la chose la plus difficile à supporter pour moi devint l'ennui. Ma perception de cette fuite forcée durant mon enfance changea. Certes, j'avais tout perdu à travers elle. Mais il y avait une chose que j'y avais gagné et que je ne retrouvais plus depuis : l'adrénaline. L'action pure. J'avais tenté de la retrouver en entrant dans des compétitions de tir et d'arts martiaux, en faisant des attractions à sensations fortes, et même en faisant quelques broutilles illégales avec des amis à moi. Mais il y avait toujours cette impression de contrôle, de sécurité. Et elle m'insupportait.
Du coup, je me mettais à faire des choses de plus en plus risquées : ça avait commencé par les tags et le vol à l'étalage. Jamais je ne m'étais fait prendre. Puis ça avait continué avec des batailles de gangs, des Fight Clubs auxquels je m'inscrivais sur Internet. J'avais aussi tenté de me mettre au piratage, mais je m'étais rendu compte que ce n'était pas du tout son domaine d'action : j'aimais le terrain. Pire, une idée me tentait de plus en plus bien que j'essayais de la rejeter : intégrer des réseaux de trafics de drogue. Je n'avais aucune attache réelle, aucun cadre, aucun équilibre, donc rien à perdre à part ma vie. Donc pas assez de choses à craindre pour refuser. Le problème était que le gouvernement me surveillait étroitement, à cause de mon statut de réfugié : j'avais dû changer plusieurs fois d'identités, déjà. J'avais même vécu trois mois en Mongolie car des agents s'étaient soi-disant mis à la poursuite de nous trois dans le pays. Pour ce qui était de mes études, rien ne m'inspirait, et le fait en soi d'aller dans une université m'inspirait encore moins. Sur les conseils de la personne qui m'étais en charge depuis mon arrivée dans le pays, j'avais tout de même tenté de faire une année de commerce. Horrible. Dès que j'avais eu mon permis, j'avais abandonné mes études et opté pour chauffeur de taxi : ça ne rapportait pas des masses, mais je n'avais jamais couru après l'argent. J'aimais l'indépendance et la mobilité que ça pouvait me procurer ; je projetais même d'aller travailler dans d'autres capitales dès que j'aurais assez de sous et assez de pratique pour me le permettre.
Mais dans l'année de mes vingt ans, alors que je débutais dans ma profession, tout bascula dans ma vision d'avenir. Une lettre me parvint et mon destin changea : je fus recruté à l'APO et devins agent secret.

3. Adrénaline


On me l'a dit dès mon arrivée : j'avais pour vocation d'aller sur le terrain. Le contraire m'aurait étonné. Au début, je passai une formation de "remise à niveau" pour tout ce que je ne maîtrisais pas assez à leur goût, autrement dit tout sauf le tir et les arts martiaux. Ensuite, j'ai accompagné des agents pour des missions un peu partout dans le monde, et d'importance croissante. Parallèlement, je ne voyais presque plus mes relations, mais il suffisait de prétexter beaucoup d'heures supplémentaires pour payer mes factures. Facile, dans un pays où c'était le lot de tous les jeunes travailleurs. J'ai aussi accompli mon premier meurtre : j'avais mis plusieurs jours à encaisser, puis c'était reparti. À force, j'avais cessé de les voir comme des humains à part entière. Ils n'étaient plus que des cibles à mes yeux. Bref, je vivais bien ma nouvelle vie ; j'apprenais et j'étais toujours en mouvement. Ce mode de vie me convenait comme jamais. J'avais retrouvé ma chère adrénaline.
Pourtant, j'ai failli perdre ce boulot, et ma propre vie par la même occasion. C'était lors de ma 25ème année. J'étais une étoile montante dans l'agence : on commenacait à me donner des missions au-delà de l'Asie, comme en Europe de l'Est ou en Océanie. Puis vint la mission où je fis la plus grosse erreur de ma vie. Elle avait lieu à Amsterdam. J'étais avec toute une escouade ; nous devions sécuriser le Palais Royal, où la Reine Beatrix devait accueillir les gouverneurs de la Belgique et du Luxembourg. Selon nos informations, des ennemis étaient en place sur les lieux et la cible était la Reine. La mission était menée à bien par nous ; et quand la Reine avait été hors de portée de qui que ce soit, avait commencé la chasse aux terroristes. C'était là que je m'étais fait enlever par un réseau mafieux des pays de l'Est, ayant pris trop de risques pour pourchasser l'un de leurs membres. Là-bas, ils m'avaient averti du fait que je leur servais de monnaie d'échange ; ils étaient en train de négocier ma sortie avec l'APO. Leur demande était moindre : juste de l'argent. Mais ils m'avaient ensuite proposé un marché. Soit je mourrais lors de l'échange, soit je les rejoignais. Mon choix fut vite fait. Je les rejoignais. Pour le leur prouver, lors de mon "échange", je tuai deux de mes anciens collègues et je pris l'argent, avant de revenir à la mafia. J'avais changé de camp.
J'aurais pu continuer dans cette voie, si seulement ma conscience n'était pas venue tout gâcher. En effet, elle m'avait fait perdre le sommeil et l'appétit ; même au risque, je ne prenais plus goût. Je culpabilisais trop d'avoir retourné ma veste comme ça, alors que l'APO m'avait sauvé de l'ennui de ma vie. Au final, elle était en quelque sorte la seule famille que j'avais. Pour cela, j'attendais qu'une occasion se présente, en continuant à faire mes missions pour la mafia. Pour faire bonne figure, je m'étais créé une personnalité qui devenait de plus en plus sadique envers ses victimes. Je pense que le doute n'était pas semé parmi eux, mais qui sait. Un jour, lors d'une autre mission, nous étions contre l'APO. Je reconnus une agente, et je m'arrangeai pour être seule avec elle. J'étais en position de l'abattre, mais je lui parlai de mon changement de camp... en employant une version plus embellie ; j'avais fait des sacrifices pour faire tomber un réseau tout entier, en l'infiltrant. Un soi-disant coup de maître. Je lui promis de lui laisser la vie sauve en échange de sa confiance. Si rien n'était opéré de la part de l'APO contre eux dans la semaine qui venait, elle serait ma victime N°1. Je lui donnai une clé USB qui contenait toutes les informations que j'avais pu récolter sur mon réseau mafieux, leur donnant toutes les armes pour leur (nous) tendre un piège. La promesse d'une récompense pour le fait qu'elle en parle à ses supérieurs, et elle était convaincue. Je suis toujours reconnaissant envers cette personne.
Trois jours plus tard, le plan fut organisé, bien que je ne le savais pas au déut. Je n'avais pas pris le risque de prendre contact une fois de plus. Je n'eus le temps de presque rien voir ; juste les agents qui faisaient leur apparition, les coups de feu qui fusaient. Puis je fus assommé. Je peux honnêtement dire que je regrettai bien vite mon réveil.. car je passai un sale quart d'heure, dont je garde encore des séquelles. Mais grâce à cette opération qui avait apparemment bien tourné, et au fait que j'avais nié jusqu'au bout une quelconque intention de quitter définitivement l'APO, je gardai ma tête et ma punition fut de passer deux ans sans activité. Je n'avais qu'à me tenir sage et mener tranquillement ma vie de chauffeur de taxi. Ils savaient que je devrais me retenir de craquer... fortement. Mais je réussis à me tenir tranquille, et c'est ainsi que je revins dans l'APO. Néanmoins, ils me laissèrent comprendre que ma chance d'avoir un jour une mission solo était définitivement révolue. Dommage, puisque c'était mon ambition principale dans ma carrière...
Aujourd'hui encore, la véracité de mes dires fait débat parmi mes collègues. Certain croient le fait que j'aie réalisé un vrai coup de maître, et d'autres pensent que je me suis lâchement racheté. Peu m'importe, puisque la version officielle est la première, et que j'ai recommencé mon travail comme si rien ne s'était passé. Mais je me demande encore comment le destin a-t-il pu me garder aussi longtemps collé à cette Terre. Puisque j'y suis encore, j'en profite et je m'amuse.
Et la partie continue.