(c) coclico

"En se résignant, le malheureux consomme son malheur."


Il s'appelait Philippe et cela faisait cinq ans qu'il était entré dans sa vie. Au départ, elle l'avait détesté alors qu'on lui demandait de l'aimer. Et puis, il l'avait forcée à l'aimer et elle avait appris à le craindre. Elle fuyait les regards qu'il posait sur elle ; la façon dont il la regardait la faisait se sentir horriblement sale. Elle détestait son odeur, qui restait incrustée dans ses draps et sur sa peau, et qu'elle avait l'impression de devoir porter en permanence. Elle avait la nausée à chaque fois que ses mains ou ses lèvres se baladaient sur son corps. Elle étouffait en sa présence, une boule au fond de la gorge alors qu'elle avait envie de tout jeter contre le mur en hurlant. Mais, plus que tout, Ella redoutait de se retrouver seule avec lui, de s'endormir le soir, de peur qu'il se réveiller parce qu'il était dans son lit. Elle voulait que tout cela cesse, sans pour autant trouver de porter de sortie. La solitude et le désespoir la gagnaient chaque jour un peu plus, sa mère mettait cela sur le compte de l'adolescence et elle n'avait pas le cœur de la contredire, de lui avouer que son nouveau mari la violait depuis des mois. Parce qu'il avait beau lui dire que c'était normal, qu'il l'aimait et qu'elle devait faire pareil, Ella savait très bien qu'il mentait et qu'il n'était pas normal. Elle aurait dû tout dire, à sa mère, à l'un de ses professeurs qui lui demandaient sans cesse ce qu'il se passait, avec ses notes, à l'un de ses amis qui voulaient savoir comment elle allait chaque matin. Ou alors, elle aurait pu aller voir la police, tout simplement. Mais elle n'y parvenait pas, parce qu'elle savait qu'on ne lui pardonnerait jamais les conséquences.

Et puis, le pire arriva lorsqu'elle remarqua qu'elle avait deux semaines de retard. Un test de grossesse plus tard, le verdict était tombé. Elle était enceinte, de lui, de son porc de beau-père. Une fois de plus, elle se tut, jusqu'à s'effondrer au milieu d'un cours de mathématiques et pleurer sous les yeux effarés de ses camarades et de son professeur. Elle atterrit à l'infirmerie où on lui dit, gentiment que son beau-père arrivait pour la ramener chez elle. Bien sûr, sa mère était encore trop occupée pour venir. Lorsqu'il arriva, elle le suivit jusque dans la voiture, sans un mot. Il roula quelques kilomètres avant de s'arrêter et poser sa main sur sa cuisse pour lui demander doucement :
"Qu'est-ce qu'il s'est passé ?"
Le seul fait qu'il la touche la rendait malade, et surtout, horriblement faible, alors elle s'entendit lui répondre d'une voix étranglée :
"Je suis enceinte."
La gifle partit aussitôt, et elle sanglota à nouveau. Après de longues secondes, elle réussit à lui dire :
"Je veux avorter.
- Bien sûr que tu veux avorter." répliqua-t-il, plein de sa colère habituelle.

Il l'emmena alors à l'hôpital le plus proche où un médecin l'examina et tiqua sur les bleus qui recouvraient ses cuisses. Il lui demanda qui était le père et, là encore, elle ne saisit pas la perche et répondit que son petit-ami l'avait quittée quand elle lui avait dit et que son beau-père l'avait amenée ici. Pourquoi lui ? Parce que sa mère était en déplacement et que son père était mort, c'était le seul adulte qu'elle connaissait, alors, elle lui avait tout dit. Le médecin parut satisfait et n'insista pas. Il lui expliqua qu'elle en était à six semaines de grossesse, qu'ils ne pouvaient rien faire avant un deuxième rendez-vous, dans une semaine, qu'elle devrait peut-être voir un psychiatre pour vérifier qu'elle était certaine de son choix. Elle pleura à nouveau, le suppliant de faire quelque chose plus rapidement. Mais c'était la procédure, et la procédure ne ravit pas Philippe, encore moins lorsque celle-ci impliquait un tas de paperasse qui multipliait les risques que sa compagne ne découvre tout. Elle retourna à l'hôpital une semaine après, pour confirmer son choix. Et puis on programma une opération. Là encore, il l'accompagna et la ramena à la maison. Le tout, sans que sa mère ne voie rien. C'est alors qu'Ella réalisa que tout recommencerait, encore et encore. Alors, elle sécha les cours, réunit quelques affaires, l'argent qu'elle avait mis de côté et se rendit à la gare. Elle prit un billet pour le premier train qui partait puis, par précaution, en prit un second. Une fugueuse de plus et un secret de plus enfoui.


(c) Liloo_59
Quand on aime, on aime toujours trop.


Elle avait fui il y a plusieurs mois déjà, elle avait perdu le compte, et on ne l'avait pas retrouvée. Elle était à la rue, sans aucune perspective d'avenir. Parfois, elle se demandait si elle ne ferait pas mieux de rentrer chez elle. Elle noyait cette stupidité passagère dans la drogue qu'elle trouvait dans la rue, jusqu'à ce qu'elle n'eut plus besoin de prétexte pour se droguer. C'était étonnant, ça ; alors qu'elle arrivait à peine à se nourrir chaque jour, elle trouvait toujours un moyen d'acheter sa dose. Elle avait passé la journée à mendier et était bien loin d'avoir rassemblé la somme nécessaire. Mais le manque se faisait ressentir et ses mains tremblaient déjà. Alors, elle entreprit de trouver un dealer. C'est ainsi qu'elle tomba sur Adrian qui était à peine plus âgé qu'elle. Il lui posa des questions auxquelles elle répondit, sur les dents, jusqu'à ce qu'il insiste pour qu'elle vienne chez lui, pour payer en nature, s'imagina-t-elle. Elle pouvait le faire, surtout s'il la laissait prendre quelque chose avant. Il continua à lui poser des questions une fois chez lui, visiblement plus désireux de la connaître que de coucher avec elle alors qu'elle voulait plus planer que de lui répondre. Alors, elle posa finalement ses lèvres sur les siennes pour le faire taire avant de réclamer ce pourquoi elle était là. Il lui fila quelque chose (elle serait incapable de dire quoi, aujourd'hui), ils couchèrent ensemble ensuite, comme elle s'y attendait. Elle allait partir, retourner d'où elle venait quand il lui proposa de rester. Complètement stone, elle accepta, il faisait de toute façon déjà nuit et elle n'avait nulle part où aller. Juste pour ce soir, se dit-elle mais ça dura, deux jours, une semaine, un mois, jusqu'à ce qu'elle perde le compte. Très vite, Adrian devint le centre de sa vie, son nom hanta chacune de ses pensées, elle était aussi accroc à lui qu'à la poudre blanche qu'elle consommait à outrance. Parfois, le jeune homme déraillait complètement, sombrant dans des colères sombres où il devenait un complet inconnu aux yeux d'Ella. Il hurlait, parfois sans raison, balançait tout ce qui lui passait sous la main et, si elle avait le malheur d'être là, elle se prenait quelques coups. La première fois, elle avait pleuré toutes les larmes de son corps et fait ses bagages avant de se raviser à la seconde même où il s'excusa. Elle avait quinze ans, pas de toit, pas d'argent, pas d'avenir ; personne sauf lui, lui qu'elle aimait éperdument, plus que de raison. Ils vivaient au jour le jour, il dealait, ils consommaient ensemble, ils pouvaient passer des journées entières au lit, personne n'en avait rien à faire. Et puis, un jour, elle ouvrit les yeux et sut que ça ne pouvait pas durer, qu'ils se détruisaient à petit feu. Ils arrêtèrent la drogue, replongèrent quelques fois, se soutinrent jusqu'à être débarrassés de toute addiction, quoiqu'on n'en était jamais débarrassé.

Ella s'imaginait vivre toute sa vie avec Adrian, ou plutôt, aux crochets d'Adrian. Mais il lui annonça soudainement qu'il devait retourner en Russie, pour chercher sa sœur. Aussi brutalement que cela, il disparut et son voyage laissa un goût amer dans sa bouche, quelque chose qui sentait comme l'abandon. Et ses soupçons furent confirmés lorsqu'elle reçut une lettre où il disait qu'il ne reviendrait pas. Jamais. Aussi soudainement que cela, son monde s'écroula, elle n'avait plus rien, plus personne. Elle réduit la lettre en morceaux, elle le maudit de tout son être, elle pleura jusqu'à en être malade, elle jeta les affaires qu'il avait laissées derrière lui, mais il ne revint pas. Et son souvenir ne la quitta pas, cruellement vivide. Alors, elle quitta l'appartement où ils avaient vécu toutes ces années inoubliables. Pour aller de l'avant, comme on disait.


(c) tumblr
La vie, cette ordure


Cela faisait des années qu'elle papillonnait par-ci, par-là, à travers la France. Parfois, quand elle voulait voir du soleil, elle partait en Espagne. Au départ, elle avait essayé de vivre de petits boulots, mais elle avait trouvé bien plus facile à faire ; soutirer de l'argent aux hommes qui avaient la faiblesse de craquer pour son sourire. La première fois, il s'agissait d'un homme, pas plus pauvre, pas plus riche qu'un autre. Elle s'était laissée séduire pour tromper sa solitude. Et puis, sur l'oreiller, elle s'était retrouvée à lui débiter une histoire, proche de la sienne ; son beau-père la battait, elle cherchait à fuir. Elle pleura même et décrocha finalement le jackpot lorsque, touché, il lui promit de l'aider. Une semaine plus tard, il lui filait mille euros et un billet d'avion. Très vite, ce petit jeu devint une habitude. Elle prit l'habitude d'en repérer certains, d'improviser pour d'autres. Ses mensonges se firent de plus en plus élaborés, et l'adrénaline ne tombait jamais. Après avoir arnaqué un homme, elle quittait la ville, tout en prenant bien soin de ne jamais remettre les pieds à Nice.

Elle avait environ 25 ans lorsqu'un homme qu'elle comptait arnaquer lui proposa de l'embaucher au sein d'une agence dénommée l'APO. Elle aurait pu croire à une blague, mais tout ce qu'il lui dit était bien trop détaillé. Elle accepta son offre et on lui bourra le crâne d'informations en tout genre, elle répéta les mêmes gestes, les mêmes procédures, encore et encore, jusqu'à ce qu'ils deviennent un réflexe. Au bout de quelques mois, on lui annonça qu'elle était prête et on lui apporta une histoire, qu'elle devait apprendre. Elle était à présent directrice d'une agence de décoration d'intérieur (on lui donna d'ailleurs tout un tas de livres à bachoter) qui employait trois personnes. Elle avait passé son enfance à Nice, avait perdu ses parents dans un accident de voiture, puis étudié à Lyon. Son métier lui servirait de couverture. Elle reçut assez vite sa première mission qui lui arracha un sourire résigné : séduire son futur client, un avocat parisien qui financerait des organisations terroristes. Elle devait réunir des informations sur lui et les transmettre à son supérieur. La mission dura un mois, elle quitta l'avocat en question avec un faux prétexte dès que la mission eût réussi, pour ne pas compromettre sa fameuse couverture. Tout s'enchaîna ensuite. Parfois, elle devait simplement cacher des micros dans les maisons qu'elle redécorait ; d'autres fois, elle devait écouter les conversations de certaines personnes en langue étrangère ; quelques fois, elle dut apporter des enveloppes ou en récupérer, sans jamais les ouvrir. Ella respectait la première règle qu'on lui avait apprise : ne jamais poser de questions. Obéir, aveuglément. La vie était tellement plus simple ainsi. Le manège dura quelques mois jusqu'à ce qu'on lui apporte le dossier d'un homme, chirurgien cardiaque à l'avenir brillant et à la famille richissime, célibataire, plutôt beau garçon. Sa nouvelle cible ; mais elle tiqua. Ça ne collait pas, il n'avait rien d'un pourri ou d'un terroriste et le dossier ne ressemblait à aucun de ceux qu'elle avait pu lire jusqu'alors :
"Qu'est-ce que je dois faire ?
- Le séduire et le garder, cette fois-ci. Jusqu'à nouvel ordre, bien sûr. Il va renforcer ta couverture."
Elle hocha simplement de la tête et partit. Sa cible s'appelait Marc. Et Marc se rendait régulièrement sur des sites de rencontre pour trouver la femme de sa vie, c'est ainsi qu'Ella rentra en contact, lui débitant le discours qu'il rêvait d'entendre. Elle le rencontra une semaine plus tard, feignit le coup de foudre. Ils passèrent de plus en plus de temps l'un chez l'autre. Mais elle pouvait coucher avec lui, lui sourire, rire à ses blagues, l'embrasser tendrement ; elle ne l'aimait pas. Et elle sentait qu'elle ne l'aimerait jamais.

Et puis un jour, tout bascula. On frappa à la porte de la maison immense dans laquelle Marc vivait, et elle aussi depuis peu (officiellement, du moins). Elle ouvrit pour tomber nez à nez avec Adrian. Incapable de bouger, incapable de parler, incapable de penser, elle le vit se glisser dans le salon cossu. Elle referma la porte et soudainement, tout retomba ; elle cria, pleura, déversa tout ce qu'elle avait gardé sur le cœur pendant toutes ces années. Et finalement, elle se retrouva à l'embrasser puis à lui faire l'amour. Il avait beau avoir réveillé en elle tous ces sentiments qu'elle avait crus disparus à jamais, Ella savait qu'il devait s'en aller, disparaître de sa vie à nouveau. Elle tenta de lui expliquer cela mais lorsqu'il lui demanda si elle aimait Marc, elle ne put lui mentir. Mais elle s'obstina à affirmer qu'il devait partir. Bien évidemment, c'est à ce moment-là que le médecin rentra, les trouvant tous les deux nus dans son lit. Il balbutia quelques mots, les yeux ronds, et déjà Adrian était sur lui. Il le tabassa, s'acharna sur lui avec cette colère noire qui le caractérisait tant. Elle le supplia d'arrêter, en larmes une nouvelle fois. Il laissa finalement Marc dans un piètre état, ce pauvre Marc qui n'avait rien demandé et dont elle avait ruiné la vie, certainement. C'est alors qu'Adrian lui demanda de venir avec lui, une nouvelle fois. L'estomac noué, elle hocha simplement la tête et rassembla quelques affaires, direction Moscou, l'autre bout du monde.

Inutile de dire que son agent de liaison lui passa un savon lorsqu'il découvrit ce qu'il s'était passé ; elle argua que sa couverture était de toute façon compromise, qu'elle n'avait pas eu d'autre choix. Et elle crut bon d'ajouter qu'Adrian la retrouverait, quoiqu'il arrive, histoire qu'il ne lui demande pas de le quitter sur le champ. Elle aurait été incapable de le faire mais elle ne doutait pas que l'APO déploierait les moyens qu'il fallait pour récupérer un agent récalcitrant ; en la tuant, ou en s'en prenant à Adrian, certainement. Ils trouvèrent finalement un arrangement ; elle devait revenir en France chaque semaine, faire un rapport, en plus de voyages ponctuels à l'étranger comme toujours. Serrer la bride pour s'assurer qu'elle n'oubliait pas ce à quoi elle s'était engagée pour la vie. Alors, la vie reprit son cours avec Adrian et ses éternelles crises de colère. Elle avait beau avoir suivi un entrainement, être capable de tuer un homme en quelques secondes ou de mentir comme si de rien n'était, Ella restait toujours la petite chose inoffensive qu'elle avait toujours été face à Adrian. Une faiblesse qu'elle avait mis tant de soin à enterrer mais le fait était là : il n'y avait que lui qui lui apportait ce petit truc insensé qui la faisait se sentir plus vivante que jamais. Si vivante qu'elle ne voulait pas que ça s'arrête. Tellement vivante que mentir devenait terriblement naturel mais toujours aussi douloureux. Elle devait mentir pour le garder.